Marie-Pier Villeneuve-Dubuc, Université de Montréal et Andreanne Bergeron, Université de Montréal

À l’ère numérique, la manipulation stratégique de l’information, ou désinformation, s’impose comme un danger pressant pour la stabilité des démocraties. Le Canada n’échappe pas à ce phénomène, comme en témoignent les tentatives de désinformation et d’ingérence étrangère survenues depuis les élections fédérales de 2019.

D’ailleurs, pour la campagne en cours, Élections Canada a fait part en février de ses inquiétudes auprès des grandes plates-formes numériques concernant la désinformation en période électorale.

Ces campagnes visent à corrompre l’ordre public, que ce soit dans un objectif de gain politique, social ou religieux. Elles sont nouvellement propagées sur les réseaux sociaux à grande échelle dans l’objectif de rendre publiques et visibles à tous des informations fausses (« fake news » en anglais) ou des informations de sources compromises.

Parmi les nombreuses technologies développées au XXIe siècle, les robots informatiques agissant sur les réseaux sociaux (« social bots » en anglais) sont utilisés dans le contexte des fausses nouvelles. Afin d’évaluer la situation de l’ingérence politique engendrée par les social bots lors de la campagne électorale fédérale canadienne de 2019, nous avons dressé un portrait de l’activité des comptes identifiés comme malveillants sur le réseau social X (auparavant Twitter).

Doctorante en criminologie à l’Université de Montréal, je me spécialise en cybercriminologie et les collaborations internationales en matière d’enquête policière. Ma co-auteure, Andréanne Bergeron, professeure associée à l’Université de Montréal, s’intéresse à la cybercriminalité et aux façons de comprendre et prévenir les menaces numériques.

La désinformation dès 2016

Lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, des allégations d’ingérence politique russe ont émergé, suggérant que l’agence Fancy Bear (APT28) – un groupe de cyberespionnage lié au renseignement militaire russe (GRU)- aurait favorisé l’élection de Donald Trump. Elle aurait utilisé des attaques informatiques contre les démocrates et créé des milliers de bots pour diffuser de la désinformation en ligne.

Une enquête menée par le procureur américain Robert Mueller a confirmé la présence d’acteurs russes malveillants et des cyberattaques visant à influencer les résultats.

Cette même année, des chercheurs de l’Université de Californie du Sud mettaient déjà en lumière les dangers croissants de ces campagnes malveillantes propagées par le biais des réseaux sociaux.

En effet, ces informations fabriquées imitent la forme du contenu des médias, mais ne suivent pas le même processus éditorial afin de garantir exactitude et crédibilité. En plus d’interférer avec les connaissances des lecteurs, ces fausses nouvelles peuvent engendrer des effets dévastateurs. En effet, elles nuiraient à la liberté intellectuelle des individus et peuvent même influencer des décisions politiques, comme ce fut le cas en 2016, lors des élections présidentielles américaines.

Semer le doute et nuire à la réputation

Les fausses informations (mésinformation ou désinformation) se propagent principalement à l’aide des médias sociaux. Ayant un grand auditoire et une structure favorisant l’exploitation facile et à grande échelle d’un message, ce vecteur de communication est idéal afin de répandre une information rapidement partout dans le monde.

En contexte électoral, certains social bots visent à semer le doute ou encore à nuire à la réputation d’un candidat. Ceux-ci ont été identifiés comme servant à créer une séparation ou une division entre les électeurs en utilisant des techniques de persuasion politique.

Un exemple canadien récent : une image diffusée en ligne prétendait montrer le premier ministre sortant Mark Carney en présence du financier et délinquant sexuel américain Jeffrey Epstein. Bien que fausse, l’image a circulé largement sur les réseaux sociaux, illustrant comment des contenus manipulés par les technologies peuvent semer le doute sur une figure politique.

Nos résultats sur la campagne électorale fédérale de 2019

Dans un rapport publié en 2021, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) met la population en garde contre la persistance et la sophistication croissante des tentatives d’ingérence, allant de la diffusion de désinformation à la manipulation secrète d’acteurs politiques ou communautaires.

Le rapport souligne que ces menaces sont constantes, adaptatives et souvent difficiles à détecter, représentant un défi de taille pour la protection des processus démocratiques canadiens.

Notre étude s’intéresse à l’activité des social bots pendant la campagne électorale canadienne de 2019. Les données ont été collectées en sources ouvertes par le département de cybersécurité de l’entreprise des Commissionnaires du Québec. Précisément, en utilisant les 48 mots-dièse qui ont été les plus populaires pendant cette campagne électorale, l’équipe de cybersécurité a pu récolter 4 184 599 tweets pour un équivalent de 394 292 profils d’usagers uniques.

Afin d’optimiser la qualité des analyses et de mettre l’accent sur les utilisateurs ayant participé le plus à la discussion politique sur X, notre recherche s’est concentrée sur 19 596 profils qui sont responsables de 3 312 577 tweets publiés en moins de sept semaines.

Afin d’identifier les social bots parmi les utilisateurs, l’outil d’analyse Botometer, de l’Observatoire sur les réseaux sociaux de l’Université d’Indiana, a été utilisé. L’outil a permis de donner une cote de 0 à 5 pour chacun des 19 596 profils d’utilisateurs X à l’étude (zéro étant fort probablement un humain et cinq étant fort probablement un robot). Les résultats apparaissent dans le tableau ci-dessous.

Les résultats exploratoires indiquent que 11 183 (68,24 %) des comptes impliqués étaient probablement des humains et que 577 (3,52 %) des comptes étaient probablement des social bots. Ces derniers représentent donc une faible minorité des utilisateurs parmi les comptes ayant le plus participé aux activités de la plate-forme pendant la période de collecte.

D’ailleurs, une observation intéressante est que parmi ces tweets, 87 % (8 357) sont en fait des retweets et non des publications originales. Les social bots visent, entre autres, à créer le même phénomène expliqué par le concept des chambres d’écho en publiant et partageant du contenu qui a pour but de diviser l’opinion publique face à la campagne politique en cours.

Pour ce faire, les social bots vont partager du contenu négatif, provocateur et convaincant afin de persuader des individus de ne pas voter pour un candidat électoral. Cette technique, qui ressemble au principe de l’amorçage élaboré par Kathleen Hall Jamieson, professeure américaine en communication à l’Université de Pennsylvanie, est utilisée lorsqu’on veut parvenir à persuader un individu face à son vote politique. Ces individus vont viser à augmenter l’attention que la population porte sur des aspects négatifs d’un candidat pour influencer leur perception. Tout cela dans l’objectif d’influencer le vote politique des citoyens.

La vigilance des citoyens est nécessaire

L’impact des social bots et des campagnes de désinformation sur les processus électoraux soulève des questions pressantes pour l’avenir de nos démocraties. Bien que notre échantillon suggère une présence relativement faible de social bots sur X durant la campagne électorale fédérale de 2019, il devient crucial de réfléchir à des mécanismes pour contrer efficacement ces menaces tout en préservant la liberté d’expression.

En effet, les enjeux sont d’autant plus complexes que les technologies évoluent rapidement, rendant les stratégies de manipulation de l’information encore plus sophistiquées. Cela appelle non seulement à une collaboration renforcée entre gouvernements, plates-formes numériques et experts en cybersécurité, mais aussi à une sensibilisation accrue des citoyens. Garantir des élections justes et transparentes, à l’aube des élections fédérales, nécessitera une vigilance collective et des efforts soutenus pour anticiper et neutraliser les nouvelles formes d’ingérence politique.La Conversation Canada

Marie-Pier Villeneuve-Dubuc, Ph.D. Candidate in Criminology, Université de Montréal et Andreanne Bergeron, Affiliate Professor, Criminology, Université de Montréal

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.