Depuis quelques années, le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Nourriture, essence, logement : tout semble plus cher, et l’inflation dépasse les simples chiffres économiques. Elle réduit le pouvoir d’achat, brouille les signaux du marché et fragilise la confiance dans l’État, transformant une hausse des prix en véritable enjeu social et politique.
Selon la définition la plus répandue aujourd’hui, l’inflation est une hausse soutenue du niveau de prix. On la mesure par l’évolution d’un indice du prix à la consommation (IPC), calculé à partir des prix de marché d’un certain nombre de biens de consommation censés être représentatifs des habitudes de consommation de la population.
Au Canada, l’inflation est restée modérée jusqu’au début des années 2020. La pandémie de Covid-19 l’a fait chuter temporairement, avant un rebond marqué en 2021‑2022, atteignant son plus haut niveau depuis 40 ans. Depuis, elle redescend progressivement, mais reste au-dessus de la moyenne observée avant la crise, autour de 2,4 % en septembre 2025, selon Statistique Canada.
Après deux décennies de stabilité autour de 2 %, le choc inflationniste de 2021‑2023, et les risques qui subsistent, ne se limitent pas à un phénomène économique : l’inflation devient une véritable pathologie sociale, puisqu’elle affecte directement la société. Son caractère destructeur dépasse la simple hausse des prix : elle réduit le pouvoir d’achat, influence les comportements d’épargne, modifie les stratégies d’investissement et façonne la perception que les citoyens ont de l’État et des institutions financières.
À cet égard, l’inflation agit comme un révélateur. Lorsque les prix s’emballent, les fragilités économiques, institutionnelles et psychologiques d’une société apparaissent au grand jour. Ainsi, la hausse du prix du logement a transformé une donnée économique en source de stress, de renoncements et parfois d’instabilité sociale. On le voit aussi lorsque les consommateurs se précipitent pour acheter avant une nouvelle hausse de prix. Ces comportements collectifs, motivés par la peur, illustrent comment l’inflation trouble les repères sociaux.
Une érosion silencieuse du contrat social
L’inflation agit comme une « taxe furtive » qui contourne le débat démocratique. Elle réduit le pouvoir d’achat de tous sans débat parlementaire ni avis officiel. Contrairement aux taxes « visibles » qui doivent être adoptées, argumentées et justifiées, l’inflation agit dans l’ombre. Une hausse généralisée des prix de 10 % réduit la valeur réelle de chaque dollar de 10 %, même pour ceux qui n’ont rien consommé. Aucun reçu, aucun document officiel ne signale cette perte. On se réveille un bon matin simplement moins riche.
L’inflation agit comme une redistribution invisible de richesses, mais de façon arbitraire. Certains en bénéficient, d’autres en pâtissent. Les emprunteurs y gagnent, car leurs dettes perdant de la valeur réelle, tandis que les épargnants prudents y perdent. Les actifs réels deviennent des refuges, tandis que les salaires fixes et les retraites non indexées s’érodent. Cette redistribution chaotique crée un sentiment d’injustice et dévalorise l’effort, l’épargne et la prudence.
Des signaux économiques brouillés
Dans une économie de marché, les prix servent de signal : ils indiquent si un bien est rare, très demandé ou coûteux à produire, et guident les décisions d’investissement. L’inflation brouille ces signaux. Par exemple, si le prix des loyers à Montréal augmente fortement, certains promoteurs pourraient croire que la demande est énorme et construire de nouveaux appartements, alors qu’en réalité, cette hausse reflète surtout la pression générale des prix et le coût croissant des matériaux.
Quand les prix ne reflètent plus la réalité de la demande, les investissements peuvent être mal orientés et les ressources gaspillées.
Par ailleurs, l’incertitude inflationniste décourage l’épargne et pousse les entreprises vers des stratégies court-termistes. Une société qui peine à se projeter dans l’avenir investit moins dans l’innovation, les infrastructures ou la formation, ce qui freine sa croissance économique et compromet son développement à long terme.
Méfiance de l’État et résurgence des tensions politiques
La monnaie repose sur un pacte implicite entre les citoyens et l’État : un dollar gagné aujourd’hui doit permettre une consommation quasi équivalente demain. Lorsque ce pacte est rompu, la confiance s’effrite et l’État apparaît de moins en moins comme l’agent des citoyens, mais plutôt comme un maître indigne de confiance.
Dans ce contexte, les épisodes d’inflation forte coïncident souvent avec des tensions politiques : mouvements de protestation, contestation de la classe politique, polarisation sociale, montée du populisme comme réponse. Au Canada, des appels de boycottage de supermarchés ont émergé face à la flambée des prix alimentaires, tandis que la crise du logement a entraîné des pressions pour imposer des gels et plafonds de loyers. En Argentine, l’inflation chronique alimente la défiance envers les institutions, provoque des alternances politiques brusques et renforce l’attrait pour les solutions populistes. Avec les prix de l’épicerie, du logement et de l’essence en tête, la frustration économique se transforme rapidement en colère politique.
Le rôle central de la politique monétaire
Pour les économistes de l’école autrichienne, l’inflation provient d’une augmentation trop rapide de la quantité d’argent en circulation par rapport à la production réelle. Dans la perspective de l’École de Chicago, elle est toujours un phénomène monétaire : les gouvernements utilisent parfois l’impression de monnaie pour financer des dépenses, repoussant les problèmes économiques plutôt que de les résoudre directement.
L’économiste Milton Friedman comparait l’inflation à l’alcoolisme : les effets bénéfiques apparaissent d’abord, mais les conséquences négatives arrivent plus tard, et la tentation d’en faire trop est forte.
Déficits publics financés par création monétaire, banques centrales trop accommodantes et volonté politique d’alléger la dette sont des moteurs classiques de l’inflation. La solution ? Empêcher les gouvernements d’utiliser la création monétaire comme levier politique. La réforme de 1991 illustre ce principe : l’indépendance accrue de la Banque du Canada et un mandat clair de contrôle de l’inflation ont permis de maintenir durablement les prix à des niveaux bas et stables.
Dans cette perspective, il est essentiel de garantir l’indépendance des banques centrales pour les protéger des pressions politiques, d’imposer des limites strictes aux déficits publics et d’assurer une transparence totale de la politique monétaire. Pour les économistes « autrichiens » comme pour Friedman, la stabilité monétaire est la condition sine qua non de toute stabilité économique et sociale.
Qualifier l’inflation de « pathologie sociale » n’est pas exagéré. Elle érode la confiance, bouleverse l’équité, fausse l’allocation des ressources et fragilise la stabilité politique, sapant les fondements moraux d’une société. L’expansion monétaire qui la provoque est une fuite en avant, un culte du compromis, repoussant les problèmes vers les générations futures. Le choc récent et les tendances actuelles rappellent que même nos sociétés industrielles avancées restent vulnérables. Comprendre l’inflation et ses effets sociaux aide à en mesurer la portée et à mieux s’y préparer.![]()
Mircea Vultur, Professeur titulaire et chercheur en sociéconomie du travail et de la formation, Institut national de la recherche scientifique (INRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.