H. Damon Matthews, Concordia University
Peut-être était-il inévitable que les combustibles fossiles occupent le devant de la scène lors des négociations climatiques de la COP28 cette année, se tenant à Dubaï et présidée par le magnat du pétrole Sultan al-Jaber.
En effet, il n’a fallu que quelques jours pour que la polémique éclate à la suite des déclarations de Sultan al-Jaber selon lesquelles il n’existe pas de données scientifiques qui indiquent que l’élimination progressive des combustibles fossiles permettra d’atteindre l’objectif de 1,5 °C fixé par l’Accord de Paris. Il a ensuite affirmé que ses propos avaient été mal compris.
Les scientifiques n’ont pas tardé à réagir. Un communiqué signé par plus de 100 climatologues a réitéré la nécessité de parvenir à un seuil d’émissions mondiales nulles de dioxyde de carbone (CO2) d’ici 2050 pour limiter le réchauffement climatique. Ce communiqué indique également que tous les scénarios compatibles avec l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C comprennent une diminution immédiate et rapide de l’utilisation des combustibles fossiles.
L’enjeu central des négociations de cette année réside dans la question de savoir si la diminution de l’utilisation des combustibles fossiles doit conduire à une élimination progressive totale de tous les combustibles fossiles, ou simplement à une réduction progressive.
Il s’agit également de savoir si cette formulation concerne l’ensemble des utilisations de combustibles fossiles, ou uniquement les combustibles fossiles inaltérés : ceux qui continuent d’être utilisés sans la technologie de captage du carbone pour prévenir certaines des émissions qui en résultent.
Voies divergentes
Il existe autant de scénarios différents visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C que de scientifiques ayant signé le communiqué en réponse aux déclarations de Sultan al-Jaber. Tous ces scénarios visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C expliquent comment nous pourrions parvenir à un seuil d’émissions mondiales nulles de CO2, mais les moyens technologiques pour y parvenir varient considérablement.
Certains préconisent largement l’utilisation de la technologie de captage et stockage de dioxyde de carbone (CSC) pour réduire les émissions résultant de l’utilisation continue des combustibles fossiles. Toutefois, ils incluent également en majorité les techniques d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) : des stratégies naturelles ou technologiques visant à éliminer le CO2 de l’atmosphère.
L’ensemble des scénarios visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C montrent que notre priorité immédiate doit être de parvenir à une baisse significative et rapide de l’utilisation mondiale des énergies fossiles au cours de cette décennie.
Cependant, sans une élimination progressive totale des combustibles fossiles, limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C nécessiterait l’utilisation à grande échelle de la technologie de CSC afin de limiter les émissions de CO2 provenant des combustibles fossiles, ainsi que des techniques d’EDC pour retirer de l’atmosphère les émissions ne pouvant pas être altérées par la technologie de captage.
Des représentants de l’industrie des combustibles fossiles affirment sans attendre que la technologie de CSC (et sa variante subtile CCUS : captage, utilisation et stockage du dioxyde de carbone) constitue pour l’industrie les moyens d’amener le monde à s’entendre sur l’objectif de 1,5 °C.
Mais malgré des décennies de recherche et des milliards de dollars de financement du secteur public, la technologie de CSC demeure une technologie de réduction du CO₂ coûteuse et inefficace qui n’a pas tenu ses promesses.
Ainsi, bien que la technologie de CSC puisse avoir un rôle à jouer, ce rôle semble assez limité pour le moment.
Pas viable en pratique
Une étude récente démontre qu’un recours excessif à la technologie de CSC dans certains scénarios visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C entraîne des coûts économiques bien plus élevés par rapport aux scénarios limitant son utilisation aux émissions de CO2 les plus difficiles à altérer, comme celles provenant de la fabrication du ciment.
L’élimination du dioxyde de carbone est encore plus complexe et coûteuse. Là où la technologie de CSC capte le CO2 à partir des émissions à haute concentration des centrales électriques, les techniques d’EDC doivent capter le CO2 à partir des niveaux ambiants beaucoup plus faibles dans l’atmosphère en elle-même.
Les deux procédés requièrent du CO2 capté qu’il soit stocké dans des réservoirs permanents pour contribuer à un seuil d’émissions mondiales nulles de CO₂.
Presque toutes les méthodes actuelles d’élimination du dioxyde de carbone sont axées sur les forêts, comme le boisement et le reboisement. Toutefois, ces méthodes d’élimination axées sur les forêts ne parviennent à compenser que moins d’un tiers de la quantité de CO₂ émise à l’échelle mondiale à cause de la déforestation et d’autres changements d’utilisation des terres.
La régénération naturelle des forêts et d’autres méthodes d’élimination naturelle du carbone ont un rôle important à jouer pour inverser les conséquences de la déforestation mondiale sur le climat et la biodiversité. Cependant, leur capacité limitée et le risque d’instabilité face aux perturbations climatiques croissantes signifient que le stockage naturel du carbone ne peut pas compenser les émissions continues de combustibles fossiles.
Les méthodes technologiques d’élimination du carbone pourraient permettre des niveaux d’élimination plus importants, mais elles s’accompagnent de coûts économiques et/ou environnementaux élevés. La bioénergie avec la technologie de CSC, ou la bioénergie associée au captage et stockage du carbone (qui utilise la bioénergie recueillie pour produire de l’énergie, combinée au captage technologique et au stockage des émissions), aurait des répercussions graves sur les systèmes écologiques et pourrait également nuire à la production alimentaire mondiale.
Le captage direct avant stockage du carbone dans l’air pourrait permettre d’éviter certaines des conséquences liées à l’utilisation des terres, mais est encore plus coûteux.
Choix
La littérature scientifique est sans équivoque : les méthodes de CSC et d’EDC sont complexes et coûteuses et ne permettent pas de réductions des émissions rapides à court terme. Pourtant, presque tous les scénarios visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C comprennent à la fois les méthodes de CSC et d’EDC dans leur transition vers un seuil d’émissions mondiales nulles de CO2.
Donc, la question de savoir si la science soutient la nécessité d’une « élimination ordonnée et équitable des combustibles fossiles » dépend de notre estimation de l’utilisation potentielle des méthodes de CSC et d’EDC d’ici 2050.
Les coûts des méthodes technologiques de CSC et d’EDC diminueront-ils assez rapidement pour permettre à ces technologies d’être déployées à l’échelle nécessaire pour permettre de contrer l’utilisation continue des énergies fossiles ? Et si tel est le cas, serons-nous en mesure d’utiliser ces technologies sans causer de préjudices significatifs aux systèmes écologiques, à la sécurité alimentaire et aux collectivités autochtones et locales ?
Quelle est la motivation pour le faire alors que l’énergie renouvelable est tellement plus facile à utiliser et moins chère ? Les résultats obtenus jusqu’à présent suggèrent que ni la technologie de CSC ni celle d’EDC ne sont susceptibles de nous aider à relever ces défis dans un avenir proche.
Cette année, la COP28 est devenue le théâtre d’un affrontement opposant les lobbyistes de l’industrie des combustibles fossiles, qui tentent de faire de la place aux énergies fossiles dans un scénario visant l’atteinte de l’objectif de 1,5 °C, à un mouvement croissant de la société civile appelant à un traité de non-prolifération des combustibles fossiles.
Les preuves scientifiques peuvent éclairer cette discussion, mais elles ont leurs limites. Le monde doit faire un choix fondé sur des données scientifiques et faire en sorte que ce choix se reflète dans les résultats des négociations de la COP28.
En tant que climatologue travaillant dans ce domaine, je prendrais le parti d’un avenir qui renforce l’équité, restaure les systèmes naturels et remplace les combustibles fossiles par des énergies renouvelables sans carbone, en s’appuyant sur un solide traité de non-prolifération des combustibles fossiles.
Je choisirais de plaider en faveur d’une élimination progressive, rapide et équitable des combustibles fossiles.
H. Damon Matthews, Professor and Climate Scientist, Department of Geography, Planning and Environment, Concordia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.