Les railleries répétées de Donald Trump sur le Canada — « 51ᵉ État américain », dit-il — provoquent le chaos parmi la classe politique canadienne.
En témoignent les dernières réprimandes du premier ministre ontarien Doug Ford à l’endroit de son homologue albertaine, Danielle Smith, après sa visite chez le président désigné en compagnie des personnalités médiatiques de sa province, tels l’investisseur Kevin O’Leary et le psychologue Jordan Peterson.
Si ces brimades produisent un tel effet, c’est parce qu’elles révèlent des lignes de fracture rarement discutées à savoir l’effritement des alliances internes et l’écart entre la vision de la classe dirigeante actuelle et les nouvelles réalités économiques et démographiques du pays — une situation dont Trump tente de tirer parti.
Déclin de l’influence « laurentienne »
Le nœud de l’affaire concerne l’affaiblissement du partenariat historique entre l’Ontario et le Québec, dit « alliance laurentienne », qui façonne la dynamique du pouvoir depuis le début de la Confédération.
À certains égards, le Canada se réduit à un ensemble de groupes disparates qui ont poliment dit « non » à l’expérience américaine, à commencer par l’Ontario et le Québec.
Or, les immigrants — qui assurent aujourd’hui la majeure partie de la croissance démographique canadienne — sont en général fort peu investis de cette vision historique et entretiennent des priorités économiques souvent autres.
Et c’est ici que se joue le drame : une nation riche et prometteuse se délite par la myopie d’élites politiques incapables de tenir compte de ces évolutions.
Peu à peu, le centre de gravité du pays se déplace vers l’Ouest, sa base pétrolière, alors que le gouvernement fédéral affiche des préoccupations pour de grandes causes, comme les politiques de carboneutralité.
Cette situation nous éloigne de la trame politique des années 1990, alors que la montée du parti réformiste, centré sur l’Alberta et la Saskatchewan, et les souverainistes québécois forçaient de profondes remises en question.
Ces deux mouvements des années 1990 n’étaient qu’un signe avant-coureur. Les fissures d’aujourd’hui pourraient entraîner un réalignement structurel qui modifierait l’équilibre canadien.
Le commerce des provinces de l’Ouest
Ce déséquilibre est manifeste dans les chiffres du commerce interprovincial. Les relations commerciales entre l’Ontario et le Québec, 85 milliards de dollars en 2021, sont presque trois plus élevées que les échanges de l’Ouest canadien avec le reste du pays (31 milliards).
L’Alberta dirige 87 % de ses exportations vers les États-Unis, et la Saskatchewan et le Manitoba s’en rapprochent. Cette forte intégration aux marchés américains explique largement le voyage de Danielle Smith à Mar-a-Lago.
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Sans surprise, si les Albertains sont les Canadiens les plus favorables à une annexion, il faut toutefois noter que ce pourcentage n’est que de 18 %.
Par ailleurs, les flux migratoires interprovinciaux montrent la force d’attraction croissante de l’Alberta. En 2024, 26 000 Ontariens ont déménagé, soit 3000 de plus que l’année précédente. Les habitants de la Colombie-Britannique et des Maritimes sont également nombreux à s’installer en Alberta.
Bilinguisme et isolement des élites
Malgré la croissance démographique de l’Alberta, le bilinguisme officiel continue de servir de bouclier au pouvoir « laurentien ».
Même si peu de Canadiens en dehors du Québec et du Nouveau-Brunswick ont le français comme première langue, le bilinguisme reste une exigence de facto pour les postes gouvernementaux de haut niveau, souvent perçue comme un outil d’exclusion aux yeux de certains.
En 1979, le chef conservateur Joe Clark avait vertement critiqué le premier ministre Pierre Elliott Trudeau, en décriant son parti comme la chasse gardée d’une élite isolée, un cercle fermé dynastique et satisfait de lui-même, dont la compréhension du Canada se limite à quelques chambres d’écho. Cette critique sied comme un gant à l’actuel gouvernement fédéral dirigé par le fils aîné de la dynastie Trudeau.
Cas typique de chambre d’écho multigénérationnelle : la dernière session parlementaire s’est achevée sur une mise à jour économique prononcée par le fils d’un ex-gouverneur général, Dominic LeBlanc, tout juste nommé d’urgence à titre de ministre des Finances par le fils d’un ex-premier ministre.
Pendant ce temps, dans les provinces dépendant du secteur primaire, frustrées dans leurs ambitions, le niveau de ressentiment augmente.
Et à l’horizon
Deux scénarios se dessinent pour l’avenir du Canada.
Le premier implique une absorption progressive dans la sphère américaine, sans retentissement particulier, qui serait la simple continuation d’une intégration qui a commencé avec l’Accord de libre-échange nord-américain sous l’égide de l’ex-premier ministre conservateur Brian Mulroney.
Les provinces des Prairies s’aligneraient naturellement sur les États-Unis alors que la Colombie-Britannique ferait bande à part avec son commerce tourné vers l’Asie et ses préoccupations environnementales.
Dans un second scénario, le souverainisme québécois et le sentiment d’aliénation des Albertains atteindraient leur conclusion logique. L’Ontario devrait alors composer avec les vestiges d’une confédération dont la résistance à l’intégration américaine aurait fait son temps.
L’évolution de ces deux scénarios serait sans doute graduelle, mais le moteur en serait davantage la nécessité économique qu’une révolution politique.
L’apparente inconscience de l’alliance laurentienne face à des transformations aussi profondes est frappante, mais elle demeure obstinément fixée sur des préoccupations de plus en plus détachées des réalités régionales de la fédération.
Crise existentielle
La question fondamentale sera de savoir comment le pays fera face à ces nouvelles réalités.
Dans le Canada d’aujourd’hui, la population migre vers l’Alberta à la recherche de débouchés économiques, les nouveaux arrivants ont des aspirations détachées du vieil anti-américanisme « laurentien », et l’attrait économique et culturel des États-Unis va croissant.
Le Canada possède des atouts considérables — des institutions stables, des ressources abondantes et une population instruite — mais ceux-ci ne suffiront pas à surmonter une crise existentielle.
Si le pays ne parvient pas à renouveler son identité pour tenir compte des nouvelles réalités, il devra sans doute capituler face à un voisin autrement plus résolu.
James Magnus-Johnston, Chair, Political Studies, Canadian Mennonite University; PhD Researcher, McGill University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.