file-20230512-18344-4cs0n6.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C0%2C2118%2C1322&q=45&auto=format&w=754&fit=clip Lors de la remise des diplômes de l’école d’agronomie l’Ensat à Toulouse en juin 2022, de jeunes diplômés ont exprimé leur refus de contribuer à l’agro-industrie. Bifurquer ne veut pas dire fuir - Remise des diplômes ENSAT (Juin 2022) / Capture d’écran YouTube, CC BY-NC-ND

Emmanuel Bloch, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Ces dernières années, les médias se sont largement fait l’écho des prises de position engagées des élèves des grandes écoles : ceux de Polytechnique qui refusaient récemment que TotalEnergies et LVMH deviennent mécènes de leur prestigieuse école, ou ceux de Paris AgroTech dénonçant en pleine cérémonie de remise des diplômes leur formation qui ne tiendrait pas assez compte de la crise écologique en cours.

Ces mobilisations de jeunes diplômés se traduisent par des initiatives telles que l’association « Pour un réveil écologique » qui réunit plus de 30 000 étudiants signataires exprimant ainsi leur « volonté de prendre leur avenir en main » en intégrant dans leur quotidien et leurs métiers les enjeux écologiques et en appelant au réveil la société ».

Tous ces signaux largement relayés seraient la traduction d’attentes fortes de la nouvelle génération de diplômés pour des entreprises toujours plus engagées en faveur de l’environnement.

Si le story telling est agréable à entendre, la perception qu’ont les médias de ce que les jeunes (et en particulier les jeunes diplômés) pensent, n’est peut-être pas tout à fait conforme à la réalité.

La RSE en 26ᵉ position pour l’emploi

L’entreprise Universum qui sonde chaque année en France plus de 31 000 étudiants de grandes écoles de commerce et d’ingénieur (niveau master 2, soit bac +5), aboutit en effet quasiment aux mêmes résultats sur les deux profils. En 2022, sur 40 critères étudiés, les premiers cités sont l’intérêt du poste et la perspective de revenus futurs élevés, l’ambiance, la possibilité d’avoir un travail ambitieux et un salaire de base compétitif.

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La politique de responsabilité sociale de l’entreprise apparaît, quant à elle, en 26e position parmi les critères pour l’ensemble des étudiants interrogés. Un résultat cependant variable selon le type d’études. Pour les futurs ingénieurs, ce sujet semble être une préoccupation relativement croissante passant de la 35e position à la 25e position entre 2020 et 2022. En revanche pour les étudiants en étude commerciale, il reste à la 31e position depuis 2020.

Autre surprise de cette étude Universum, le sujet de l’engagement de l’entreprise pour la diversité et l’inclusion est à la 38e position (sur 40 critères testés), quelle que soit la population sondée, étudiants d’écoles d’ingénieur ou de commerce.

Pire, l’Index RSE Universum réalisé en octobre 2022, montrait que 59 % des étudiants interrogés étaient prêts à travailler dans une entreprise non conforme à leurs valeurs, si le salaire était plus élevé (contre 27 % qui à l’inverse seraient prêts à refuser un emploi si celui-ci n’était pas conforme à leurs valeurs).

Chez les jeunes en général, la rémunération reste en tête !

En mars dernier, une enquête menée par l’institut Viavoice intitulée « Les nouvelles transitions sociales et écologiques vues par les Français » permettait de constater que l’aspect économique restait bien le critère numéro un chez les jeunes en général pour ce qui concerne l’emploi.

À la question « Que signifie pour vous un travail qui a du sens ? », la réponse « un travail qui a un impact positif sur l’environnement » arrivait en 6e position chez les 18-24 ans et en 11e position chez les 25-34 ans, derrière l’enjeu de la qualité de vie au travail ou de la rémunération.

Le salaire, suivi par l’intérêt pour le poste, reste de loin les deux éléments qui rendent un emploi attractif, tant auprès des 18-24 ans que des 25-34 ans.

Attention aux bulles cognitives et biais de confirmation

Mais alors d’où vient cette distorsion ? Depuis de nombreuses années, les sociologues américains se sont penchés sur les multiples biais cognitifs qui viennent modifier nos perceptions. L’un des plus fréquents est sans doute le biais de confirmation…

Quand nous prévoyons d’acquérir une voiture verte, nous ne voyons plus que des voitures vertes partout (cela confirme donc notre choix). Si je pense que cette jeune génération est particulièrement sensible aux enjeux RSE, voilà que je mets en avant les évènements qui vont dans ce sens ; et cela vient confirmer ma croyance – certains pourront arguer à l’inverse que j’ai sélectionné les études qui valident mon point de vue…

Les réseaux sociaux et les bulles cognitives qu’ils créent confirmeront cela auprès de journalistes qui achètent volontiers cette histoire sympathique – la jeune génération est engagée – mais pas tout à fait exacte. Certes certains jeunes sont engagés… mais est-ce généralisé ? Rien n’est moins sûr.

Polytechnique : Voies/voix d’X face à l’urgence écologique et sociale. Capture d’écran/Youtube, CC BY-NC-ND

Ainsi, par exemple, le succès de marques de fast fashion telle que Shein auprès des jeunes vient contredire de façon assez directe cette image d’Épinal.

Des comportements qui nuancent les déclarations des jeunes

Les sondages qui nous affirment que 90 % des jeunes sont inquiets à l’égard du réchauffement climatique seraient-ils alors faux ? Bien sûr que non.

Mais tout dépend comment est posée la question… Demandez à quelqu’un, qu’il soit jeune ou non, si le réchauffement climatique l’inquiète : il y a fort à parier qu’il répondra par l’affirmative. Qui en effet oserait dire non ? Dès lors que cette interrogation est mise en balance avec d’autres critères (comme le salaire), l’enjeu devient en revanche moins prioritaire.

Prenons les voyages, par exemple. Une étude réalisée en mai dernier par Ipsos pour l’AFT (Alliance France Tourisme) intitulée « Les jeunes et le tourisme » met en avant que le mode de transport privilégié des jeunes pour les vacances reste de loin la voiture (65 % des cas), suivi de l’avion (64 % des cas) et enfin du train (35 % des réponses).

Cette étude va même un peu plus loin dans l’analyse en interrogeant ces jeunes sur l’attention qu’ils portent à l’impact écologique de leur mode de transport. La réponse est sans appel : 53 % indiquent considérer toujours (17 %) ou souvent (36 %) ce paramètre, quitte à ce que le voyage dure plus longtemps. Mais lorsqu’il leur est proposé un billet d’avion gratuit pour un week-end dans une capitale européenne, ils sont 87 % à l’accepter (seuls 2 % assurent le refuser).

On est loin de l’image d’une génération soucieuse en permanence de son impact écologique, touchée par le phénomène du flygskam, ou honte de prendre l’avion, à chaque voyage aérien.

Sortir des perceptions pour la réalité : une nécessité

Ce biais généralisé serait amusant s’il n’était pas économiquement et politiquement dangereux. Aveuglés par ces perceptions « évidentes » et ces « grandes tendances sociétales » qui sont pour la plupart largement moins partagées qu’annoncé, des décisionsmajeures sont en effet prises par les entreprises et l’État, qui parfois s’avèrent bien loin des préoccupations réelles des personnes auxquelles elles s’adressent.

Faut-il pour autant que les entreprises abandonnent toute politique RSE et engagement en faveur de l’environnement ? Évidemment non. Mais il est cependant essentiel de ne pas confondre les désirs des directeurs RSE ou de quelques jeunes très impliqués avec la réalité des attentes d’une génération sous peine d’engendrer une incompréhension croissante.

En effet, l’aboutissement de ce grand écart croissant entre réalité et perception peut s’avérer économiquement dramatique pour les entreprises. Ainsi, à l’heure où les grandes entreprises ont de plus en plus de mal à recruter, il est urgent de répondre aux principales préoccupations de ces jeunes plutôt qu’à celles qu’on leur attribue, parfois à tort.

Les enjeux environnementaux et sociaux ne pourront être correctement traités que si les décisions politiques et économiques sont prises sur des faits et non des perceptions. Il en va de la légitimité du politique, de l’acceptation de la décision et, au final, du fondement de notre vie démocratique. Des points essentiels à l’heure où la défiance ne cesse de progresser en France.La Conversation

Emmanuel Bloch, Professeur associé en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.